Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Cuisine entre 4 murs
Cuisine entre 4 murs
Publicité
Archives
7 novembre 2007

Tartine

Allongé sur mon bas-flanc, je songe à une tartine. Le pain, là, derrière moi, à ma tête, dans la taie faisant office de maie accrochée sous le placard. Un bâtard, fabriqué à Fresnes, livré frais tous les matins. A  cette heure, il a à peine durci, compte-tenu du temps plutôt sec. S’il faisait humide, il serait mou, spongieux.
Le beurre. Sur l’appui de la fenêtre, dans une boîte de plastique au couvercle bleu. Il sera un peu dur, mais c’est un des plaisirs du contraste de la tartine. Mentalement, je dessine le chemin, les gestes à accomplir : me lever, disposer sur la table le torchon vert à petits carreaux, prendre le pain, le beurre ; saisir le canif, en redresser la lame de métal blanc d’une pression du pouce.
Mon canif coupe : je l’affûte soigneusement, plusieurs fois par semaine. C’est mon outil, c’est mon couteau. Dégrossi sur un manche de cuiller, j’enlève ensuite le morfil par un va-et-vient sur la pierre d’évier. Il m’est même arrivé de le repasser sur le cuir tendu d’une ceinture.
Toujours allongé sur le lit, je relie ces différents éléments de traits imaginaires, de droites blanches et denses. Je ne les assemble pas encore, je ne les superpose pas, je n’entame rien. Ce n’est pas la tartine que j’imagine. C’est l’idée de tartine, l’épure, le bleu, l’ingénierie de la tartine. Elle sera si je le veux. Je suis le facteur de la tartine. Cette idée me plaît, je la caresse comme un chat familier.
Je dois prendre la décision. Je sais qu’une fois décidé, une fois esquissée la crispation des abdominaux qui me permettra de me verticaliser, je n’aurai plus le choix. Il devra en être non pas comme je l’ai décidé, mais réfléchi : la décision est celle de faire, pas d’exécuter. En fait, l’existence de la tartine est patente dès mon premier mouvement, dès même que le circuit compliqué des neurones, dès que l’alchimie nerveuse, transmettra l’impulsion première de la longue chaîne qui mène de l’idée de tartine à la confection de la tartine.
Je balance : la faire, ou la rêver, cette tartine? Est-ce que la tartine tangible sera de même qualité que la tartine onirique?  Je dois me concentrer : mes sens marquent l’arrêt.
J’entends le bruit de la croûte cédant sous la lame. Couper du pain, c’est presqu’aussi beau que couper de la viande. Presque. Oui, c’est ça, ça fera ce bruit là, très exactement. Le beurre, maintenant. L’ouverture du paquet, et l’odeur du beurre qui se mêle à l’odeur de la mie exposée. Le bruit, presqu’imperceptible, du beurre qui se détache en éclats, parce que trop froid, (et plein d’eau, aussi ; un beurre de bonne qualité, même froid, reste un peu tendre). Et puis vient cette sensation en deux temps, du beurre posé sur le pain d’un à-plat de la lame, puis des épousailles avec la mie, sous la pression de cette même lame qui maintenant force les mille alvéoles à accueillir le beurre. C’est l’instant de la fécondation, de la transmutation : des deux éléments en naît un troisième, qui n’est ni tout à fait l’un ni tout à fait l’autre. La tartine, ce n’est pas du beurre sur du pain. C’est leur union. (Les anglais, amateurs de l’éducation du même nom, torturent la tartine par le feu -c’est le toast- ou la contraignent sous presse -c’est le sandwich.)
Je dois aussi penser à l’image de la tartine,  à son aspect. Non, pas son aspect :  sa densité d’existence. Tartine taillée dans la longueur, deux pouces de large, un demi-empan de long, l’extrémité côté croûton comme un bord de fuite. La tartine est là, tranquille, terriblement présente, brillante sous l’émail ivoirin du beurre qui la pénètre, promesse d’un gras apaisant, doux.
Que de décisions à prendre encore : par quel bout l’attaquer, tremper ou ne pas tremper, confiture ou pas confiture... Peser le pour et le contre, se laisser tenter à penser le goût-avec-confiture (fraise, en l’occurence), est-ce que ça ne va pas masquer le beurre, le pain ?... Est-ce que ce masque me plaira, ce soir?
La confiture, c’est le triolisme. Elle dévirilise la tartine. Elle en est le stupre, aussi... Ah !...
Non. J’abandonne l’idée. Pas de confiture.
Mais je tremperai. Tout un art, le trempage. Dans le café au lait très chaud, très sucré. La température est importante : trop basse, elle fait fondre le beurre qui s’évanouit en yeux dorés, et laisse la tartine molle et froide. Alors que très haute elle permet une immersion rapide qui n’a pas le temps d’agir sur le beurre, et ne réchauffe que le pain sans toutefois l’imbiber complètement. Et la dent traversera le mol abandon du beurre froid, éprouvera la tendresse de la mie avant de cisailler la croûte encore craquante. Puis la langue écrasera la bouchée contre le palais. C’est la dernière sensation de contraste.
Après, les molaires entreront en action, et les papilles, à peine remises encore de la brutalité suffocante, animale, paroxystique, de la bouchée, crouleront sous l’assaut gustatif des particules broyées. La déglutition préparera à la bouchée suivante, mais il me semble toujours continuer à percevoir un goût par l’oesophage, en même temps que cette délicieuse sensation de progression vers l’épanouissement stomacal.
Perdu dans ces pensées, je m’aperçois alors que ma décision est prise. Le reste n’est plus qu’un enchaînement de gestes parfaits, précis, sûrs.
La première morsure est le même plaisir bref et intense que la montée d’une éjaculation.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité